La décentralisation, remède miracle aux disparités régionales en Tunisie ?

 

La date des premières élections municipales en Tunisie est fixée au 6 mai 2018. Longtemps attendu, ce scrutin devrait doter les municipalités de conseils librement élus, déterminer les nouveaux rapports de force politiques et reconfigurer la relation entre l’État et les collectivités locales, alors que les disparités régionales alimentent les manifestations sociales.

Les élections municipales en Tunisie sont une étape cruciale vers la consolidation des principes de la décentralisation stipulés dans l’article 12 de la nouvelle Constitution de 2014 : « l’État agit en vue d’assurer la justice sociale, le développement durable et l’équilibre entre les régions, en tenant compte des indicateurs de développement et du principe de l’inégalité compensatrice. » Elle compte parmi les réformes qui font l’objet d’un consensus national. Elle est présentée par les autorités publiques comme par les acteurs politiques, quelles que soient leurs obédiences, comme le remède miracle qui devrait non seulement mettre fin aux injustices sociales et territoriales révélées par la révolution, mais aussi pallier les nombreux dysfonctionnements des municipalités1. Pourtant, plusieurs incertitudes demeurent quant au passage d’un discours général sur les vertus de la décentralisation à un nouveau contrat social entre l’État central, les collectivités locales et les citoyens accepté et partagé par tous.

UNE CONCEPTION CENTRALISATRICE DU POUVOIR

Un cadre municipal2 d’une commune de l’intérieur du pays rappelle l’importance de l’histoire de la formation de l’État tunisien et du contexte économique et politique pour mieux comprendre la complexité des défis posés par la décentralisation :

Vous savez pourquoi on est passé de 11 gouvernorats à 24 ? Pour des problèmes politiques. À l’indépendance il y a eu un conflit terrible en Tunisie entre Bourguiba et Salah Ben Youssef [NOTE]. Bourguiba l’a emporté, par conséquent les régions de l’intérieur qui ont été majoritairement “yousséfistes” ont été punies. Il a créé de nouveaux gouvernorats pour casser les anciens fiefs de pouvoir et contrôler le pays, et Ben Ali a fait la même chose. Le découpage administratif obéissait à une logique de contrôle et de quadrillage sécuritaire pour lui. La création de 13 nouveaux gouvernorats depuis l’indépendance répondait à une motivation purement politique, ça n’avait aucun sens économique. La question est : comment ce nouveau projet de décentralisation va rompre avec l’héritage de l’État policier et autoritaire, éviter l’anarchie et assurer le développement régional qui est au cœur des revendications de la révolution ?

Les autorités tunisiennes ont décidé, avec le concours financier et technique de la Banque mondiale, de mettre au point un programme de développement urbain dont l’enjeu est la redistribution des fonctions de décision entre pouvoir central et pouvoir local. L’objectif est de répondre aux besoins de la population tout en accordant la priorité au développement et à la justice sociale. Ainsi, la revendication révolutionnaire de décentralisation portée par les différents cycles protestataires et motivée principalement par un enjeu de justice territoriale entre-t-elle en résonance avec la politique de « bonne gouvernance » promue par la Banque mondiale depuis les années 1990. L’institution fait de la décentralisation et de la démocratisation une condition du développement. Pendant l’ère Ben Ali, le choix de la politique d’ouverture économique et l’accélération de la mise en place du plan d’ajustement structurel adopté par la Tunisie en 1986 sous la pression des bailleurs de fonds ont été associés à un discours revendiquant l’importance du développement et l’urgence de la lutte contre les disparités régionales.
Cependant, les quelques aménagements juridiques et administratifs apportés n’ont pas permis de triompher d’une conception très centralisatrice et clientéliste du pouvoir3. Une approche technocratique du développement conjuguée à un exercice autoritaire du pouvoir ont contribué à transformer les vœux pieux en redéploiement d’un mode de gouvernement centralisateur et bureaucratique servant les intérêts des élites politiques et économiques. Le statut marginal des régions intérieures a été entretenu, les réduisant à un simple réservoir de main-d’œuvre et de ressources naturelles4. L’enjeu est désormais — dans le contexte révolutionnaire et en lien avec l’aspiration à une transformation de l’organisation des pouvoirs — de mieux comprendre et d’appréhender les défis de cette décentralisation exigée par les mouvements sociaux, et vantée par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale.

LIBÉRALISME OU DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE ?

En dépit du consensus sur l’importance de la décentralisation, les différents acteurs impliqués en donnent des contenus différents et souvent opposés. Pour la Banque mondiale, la décentralisation doit d’abord répondre à une logique libérale d’investissement. Les collectivités locales devraient disposer d’une autonomie financière et administrative leur permettant de s’émanciper de la tutelle de l’État, d’ouvrir le domaine public aux opérateurs privés et d’entrer dans une compétition directe pour attirer les ressources5. Vue sous cet angle, la décentralisation est une réforme associée à d’autres orientations libérales imposée par les institutions internationales, comme les partenariats public-privé ou les « accords de libre échange complets et approfondis » (Aleca) qui posent la question territoriale dans le cadre d’une phase supplémentaire du désengagement de l’État et de libéralisation de l’économie.
Pour les cadres de l’administration publique, la décentralisation est loin d’être une remise en question du rôle centralisateur de l’État. Elle est le moyen privilégié de rendre le travail municipal plus efficace en réduisant la bureaucratie engendrée par l’intervention de plusieurs organismes de tutelle. Ainsi un cadre d’une municipalité commente :

La décentralisation peut être interprétée ainsi : “je vais faire uniquement ce qui me plait, et ce qui ne me plait pas, je ne le fais pas”. Je suis pour qu’on simplifie les procédures, qu’on coordonne mieux le rôle des différentes autorités de tutelle, mais l’État ne doit pas céder ses compétences d’un seul coup. Il faut faire attention au risque de délitement, d’anarchie.

Et pour les représentants des mouvements sociaux, la décentralisation doit être synonyme de démocratie participative. Elle offrirait aux populations la possibilité de proposer leur conception du développement local6. Dans cette perspective, ce n’est pas un désengagement de l’État qui est recherché mais plutôt la présence d’un État-providence capable d’être à l’écoute des habitants, débarrassé de ses réflexes autoritaires et clientélistes, à même de redistribuer équitablement les richesses nationales et de réparer l’impact de plusieurs décennies de disparités régionales.
Les controverses autour du nouveau Code des collectivités locales cristallisent certainement les tensions qui marquent le processus en cours du rapport au pouvoir en Tunisie censé rompre avec l’ancien régime. Plusieurs questions ont été évoquées, comme l’adéquation entre les compétences cédées aux municipalités et les moyens financiers et humains dont elles disposent, ou la répartition des responsabilités entre les élus, les représentants de l’administration municipale, les autorités de tutelle et les acteurs de la société civile. Cependant c’est la mise en œuvre du principe de « la libre administration » — innovation majeure du Code — qui a été la plus largement débattue.
Cette nouvelle disposition, qui consacre le passage d’un contrôle a priori de l’État à un contrôle a posteriori est censée neutraliser les dérives de la bureaucratie centrale. Elle devrait permettre aussi plus d’autonomie et de souplesse dans la gestion des collectivités locales. Néanmoins, des craintes persistent concernant les mécanismes à mettre en place pour contrôler l’action des pouvoirs locaux, limiter le risque de corruption et éviter celui de voir les intérêts particuliers compromettre l’intérêt général. Des risques comme la marginalisation des collectivités locales démunies, l’exacerbation des conflits tribaux ou intercommunautaires ou la mainmise des notables locaux et/ou les grands partis sur les élections locales sont également régulièrement mis en avant dans les débats. À cet égard, un acteur de la société civile indique :

On admet la décentralisation et la répartition dans les périodes de faste, quand on a des choses à redistribuer, mais quand on n’a rien à redistribuer, comme c’est le cas aujourd’hui avec la crise économique, ça ne sert à rien. On suscite des jalousies, car l’État ne peut pas fournir des compensations aux plus pauvres : c’est le premier constat. Le deuxième : il y a un risque, au moment où l’État est fragile, de remise en cause de la souveraineté nationale, de voir l’anarchie s’installer… Ce sont des choses auxquelles il faut faire attention.

FRAGILITÉ DES INSTITUTIONS

Par ailleurs, des incertitudes fortes se sont exprimées quant à la capacité de la « société civile », du système judiciaire ou des médias de jouer pleinement leur rôle de garde-fous contre les éventuels dérapages, dans un contexte marqué par la fragilisation alarmante des institutions de l’État. Comme l’explique un ancien fonctionnaire de l’administration publique :

On risque de décentraliser la corruption et ça sera encore plus fort s’il n’y a pas de contrôle. Et si, avant, du temps de Ben Ali, on avait juste une poignée de personnes qui pillaient, maintenant avec la compétition féroce entre les clans au pouvoir, ça s’est généralisé. Et d’ailleurs, on a des exemples à travers le monde, de pays où la corruption a fait un bond gigantesque avec la décentralisation ; donc, il faut faire attention, surtout qu’en Tunisie le système judiciaire n’est pas encore réformé.

Un maire d’une grande commune de la côte note :

Des municipalités qui travaillent uniquement avec un contrôle a posteriori, sans aucun a priori, c’est un problème. Aujourd’hui, si tu as un doute, tu as toujours un contrôle des dépenses qui est rattaché au premier ministère ; ensuite tu as un inspecteur municipal qui contrôle une deuxième fois. Demain, les nouveaux conseils vont être formés avec des gens dont on ne garantit pas l’honnêteté. […] Même le simple projet de faire une route va subir la compétition des intérêts, et chacun va vouloir la faire passer devant sa maison. C’est vrai qu’il y a aujourd’hui ce qu’on appelle la société civile ; c’est vrai qu’il y a [probablement] un citoyen qui va surveiller et qui va parler, mais est ce que c’est suffisant ? Je n’en suis pas sûr.

On peut conclure un peu hâtivement que ces inquiétudes témoignent de la tension entre l’héritage centralisateur de l’État et les exigences d’une démocratie participative. Or, l’autonomie recherchée par les collectivités locales n’est pas antinomique avec la présence d’une autorité centrale qui, tout en rompant avec l’héritage autoritaire et clientéliste de l’État, doit se montrer capable de veiller à la stabilisation d’un consensus garantissant l’intérêt général. Un décalage profond se creuse ainsi entre la vision libérale promue par la Banque mondiale qui pousse vers plus de désengagement de l’État, d’une part, et l’aspiration partagée par la plupart des personnes interviewées de voir émerger un État fort, mais inclusif, capable de redistribuer les richesses et de répondre aux revendications de justice sociale et de développement régional de l’autre.
L’enjeu devient alors la construction d’un mode de gouvernement alternatif qui émancipe les collectivités locales de la centralisation excessive dont elles ont souffert par le passé, tout en neutralisant le risque d’un démantèlement de l’État largement fragilisé par la crise économique et politique. Ainsi, c’est le rôle de l’État et la manière de le réformer qui s’imposent comme interrogations préalables à la mise en œuvre de la décentralisation. Faire face à de telles interrogations n’est pas du tout aisé. Il dépendra de la capacité des acteurs politiques de concilier deux exigences divergentes, voire parfois contradictoires : une légitimité internationale qui passe par l’adoption des standards imposés par les bailleurs de fonds et qui conditionne l’aide au développement, et une légitimité nationale vis-à-vis des populations locales.

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